La Passion du Nègre, © Jean-Michel Cohen-Solal
Roman
Pour que notre livre soit droit et véritable, sans nul mensonge, nous vous donnerons les choses vues comme vues, et les entendues comme entendues. Aussi, tous ceux qui liront ou écouteront ce récit doivent le croire parce que ce sont toutes choses véritables.
MARCO POLO
À mes parents, Robert et Esther.
Première partie
1
HARLEM
« Duke Ellington, Cab Calloway, Fletcher Henderson, Ethel Waters… Tous les plus grands ont joué au Cotton Club.
On venait de Downtown pour célébrer le Duke, devenu une star : NBC et CBS filmaient et projetaient ses performances, partout dans les foyers américains.
Mais l’accès du Cotton Club était interdit aux Noirs !
À Harlem ! 200 000 habitants avaient fui la terreur et les atrocités de Jim Crow… Interdit aux Noirs !
Après les émeutes raciales, en 1937, le club de Harlem a mis la clé sous la porte, et a été transféré sur la 48e et Broadway.
Trois mille cinq cents dollars la semaine pour un danseur de claquettes : le cachet le plus élevé jamais payé à l’époque…
Malgré tout, à la suite de problèmes, le club a définitivement fermé en 1940.
Alors, en 1973, quand le Cotton Club a rouvert à Harlem, sur la 125e, et Riverside Drive, c’était l’événement à ne manquer sous aucun prétexte.
Les terrains désaffectés, les immeubles abandonnés, les dealers, les voleurs, les gangs, des mendiants, des pauvres, des chômeurs…
Dans les années 70, Harlem était un ghetto.
Mais dans la salle, tous s’étaient donné rendez-vous – les stars de cinéma, les dignitaires, et même le champion du monde Mohammed Ali, pour assister à ce grand moment historique : la réouverture de la salle la plus célèbre de Harlem, la plus fascinante, la plus mythique.
Le show était assuré par le chanteur Billy Eckstine et son trio.
À cette époque, j’étais payé 300 dollars la semaine, pour 6 jours alors que la plupart des clubs payait 25 dollars pour chaque représentation… »
La lune éclairait le plus radieux des musiciens et en révélait toute l’intensité, la force, une profondeur pensive, musicale. Il ne jouait pas de la contrebasse : il était la musique même.
Il était le passeur d’âmes de Harlem. Il les entendait… Coleman Hawkins, Carmen Mac Rae, Max Roach, Horace Silver…
Il était habité, il connaissait le chemin : il réveillait les étoiles endormies et exhumait les souvenirs, la nuit sous le pont de Riverside, sur la 12e Avenue, puis devant l’immen-sité d’Hudson River, à deux encablures du Cotton Club.
Alex partageait les valeurs historiques d’humanisme de la France…
Il me rappelait épisodiquement comment la France avait contribué à l’émergence du jazz, et la sympathie des Français envers leurs voisins colonisateurs européens, à l’époque de l’esclavage, et jusqu’au XXe siècle, lorsque les Français avaient eu ce « coup de foudre » pour Joséphine Baker, qui incarnait cette espèce de folie totale pour la musique et la culture noires américaines.
Je l’écoutais pendant des heures, essayant de capter l’indicible – un silence, une flexion dans l’intonation, un geste ou un regard, parfois une petite tape amicale sur l’épaule.
Les premiers temps, je calais mon Zoom (un enregistreur numérique) – j’écrivais en anglais un document sur le Jazz et Harlem –, puis j’écoutais très longuement les heures d’enregistrement, le plus souvent lorsque j’arpentais les trottoirs de Harlem – il m’était difficile de me concentrer dans l’inconfort de mon appartement.
Chez lui, sur la 137e, et Lenox, où il habitait avec ses contrebasses, c’est là qu’il m’a révélé la première fois que le Créateur avait un plan qui l’avait forcé à accepter le réel, qu’il avait appris à aimer ses problèmes, invitant le rêveur que j'étais à rouvrir les yeux. Tous les événements auxquels il avait pris part, et qui étaient arrivés dans sa vie s’étaient produits, sans qu’il en soit à l’origine, comme à son insu. Toute sa vie, il avait vécu comme un homme aveugle, rebondissant d’expérience en expérience, comme la boule d’un flipper, depuis la naissance jusqu’à maintenant, tout comme notre rencontre que nous n’expliquions pas.
Je transcrirais le chant, le souffle sacré de son inspiration.
J’écrirais l’histoire d’Alex Layne, un musicien né et élevé à Harlem.
Lorsque j’ai rencontré Alex, j’habitais encore ce petit immeuble sur la 122e et Park Avenue, à quelques minutes de Metro North, tout près de la Cour des Miracles, des laissés-pour-compte, ces homeless qui dormaient dans un carton, sous le pont, face à l’entrée de la gare, sous le nez des riverains et à la barbe des policiers. Ces oubliés qui surgissaient d’une rue, sur un banc de Marcus Garvey Park, ne s’aventuraient guère.
Fauteuils roulants, trottoirs souillés, ambulances, sirènes, ces hommes noirs exprimaient l’horreur, la folie, la stupeur, et le désarroi d’un monde qui les regardait sans plus jamais les considérer.
Ma fenêtre donnait sur les quatre rangées de rails. J’entendais les trains…
Parfois, la vision d’un rat, espèce très commune : un gros rat noir avec sa queue pointue, et ses quatre incisives tranchantes.
Cloué dans ma chambre, relégué dans une zone, un territoire, bien loin des mondanités françaises, je montais les marches lisses comme du métal de cet escalier jusqu’au quai numéro 3, un promontoire au-dessus du « nouveau monde », et j’écoutais Ascenseur pour l’échafaud.
Je me réjouissais de la présence de Pierre Michelot et Kenny Clarke : la section rythmique mettait les accents sur mes pas dans la neige et me bousculaient jusqu’au train.
Tout me ramenait à ce train, depuis mon arrivée à New York.
J’étais comme Alex finalement : propulsé, comme la bille d’un flipper, tentant de temps en temps l’extra balle, me dissimulant parfois dans les toilettes pour échapper aux velléités des contrôleurs.