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HARLEM UPPEAR EST SIDE
Enfin, après quatre années passées à Harlem, j’ai tourné la page, et accédé à une forme de vie sociale « normale »…
Je ressentais même une certaine fierté d’habiter la rue où le tout jeune Barak Obama avait emménagé, au début des années 80. À l’époque, il vivait au 339 East 94th Street, au milieu d’immigrants hispaniques et de Blancs, un walk-up infesté de rats, de dealers, entre la 1re et la 2e avenue.
L’immeuble était toujours fréquenté par les rongeurs, et les cafards.
Le propriétaire, un homme d’origine irlandaise, très pingre, faisait lui-même toutes les menues réparations : plomberie, électricité, pannes diverses.
Le plus souvent du neuf avec du vieux.
Jerry était un individu rude, brutal, sans humanité, sans considération, ce qui ne m’aidait pas, moi qui essayais d’avoir une vie plus douce et reposée…
Mon bâtiment faisait l’angle avec la 2e Avenue et la
94e Rue. C’était un immeuble des années 30, à cinq étages, sans ascenseur.
Un confort très sommaire, mes très faibles moyens ne me permettant pas d’avoir autre chose.
Heureusement, le quartier était relativement agréable : des petits commerçants et artisans, un traiteur italien sur la 89e, des restaurants mexicains, quelques brasseurs irlandais ou américains, et La Librairie des enfants, sur la 92e Upper East Side.
Mariam avait investi 250 000 dollars dans ce modeste local qu’elle avait métamorphosé. Je le dis pour tous ceux qui sont tentés par ce genre d’expérience, soyez réalistes, à New York, tout est question d’argent…
Treize mille dollars mensuels étaient indispensables pour la survie de la boutique.
C’était une femme inventive et créative qui avait eu plusieurs vies, dont une avec un célèbre journaliste parisien, une autre avec un juif brésilien, des enfants, des missions au Moyen-Orient pour des organisations non gouvernementales, et enfin une histoire relativement calme dans les Hampton avec un mari américain, son refuge pendant les mois de juillet et août pour échapper à la très forte chaleur humide de Manhattan qui se vidait toujours de ses habitants durant cette période.
Elle pouvait compter sur Benoît, un artiste d’origine bretonne qui venait de se marier avec Ashley, une danseuse et comédienne américaine. Tous deux habitaient dans East Village.
Entre deux ventes de livres et trois coups de téléphone, avant une pause cigarette, Benoît animait quelques séances de lecture d’albums chantés avec les tout-petits.
Parfois, nous avions quelques impromptus sur l’ingéniosité de quelque auteur, illustrateur, ou personnage, comme Archibald Leopold Ruthmore, ce fabuleux explorateur parti à la recherche des Géants et de leur vie mystérieuse et lointaine, portant un regard curieux et ouvert sur ces bons « sauvages », pacifiques et heureux.
C’était sûrement parce qu’ils avaient gardé ce lien avec la nature qu’ils semblaient empreints d’une telle gentillesse et d’une grande insouciance, devant nous, pauvres européens venus leur conter merveilles, mais surtout bien plus humains que tous ces criminels colonisateurs.
***
Le petit commerce de rue occupait principalement une population originaire du Pakistan et du Bangladesh : d’honnêtes gens, parcimonieux, authentiques, mais pas toujours chaleureux, ce que je comprenais, vu leurs terribles condi-tions de travail. Vingt-quatre heures sur vingt -quatre, quelles que soient les saisons, ils restaient plantés là, sur le sol, comme les panneaux de signalisation des rues, comme des épouvantails.
Kalyan était différent des autres, peut- être lui devais-je cette familiarité au fait que nous étions voisins – j’étais également un bon client et même si depuis quelques mois mes dépenses alimentaires avaient chuté drastiquement, Kalyan avait gardé le souvenir d’un homme gourmand et friand de bonnes choses comme tout bon Français qui se respecte – et c’était d’ailleurs à sa présence que je devais mes repères Upper East Side si bien que lorsque je l’entendais me saluer, je savais que j’étais presque arrivé à mon appartement.
Un matin, à l’aube, je l’aperçus en pleurs, levant les bras au ciel, récitant des versets. C’était une matinée glaciale, sans vie humaine, morne et grise. Le Bon Dieu l’arrosait de grosses gouttes d’eau qu’accompagnait un vent de nord-est, dépassant les cinquante kilomètres heure, en rafales.
Kalyan priait pour sauver son gagne-pain, implorant Allah, le « Tout-Puissant ».
Je courus jusqu’à son étal, et l’aidai à protéger sa marchandise avec les bâches de fortune que j’avais trouvées dans sa camionnette : la pluie et le vent l’avaient surpris pendant sa prière, et il lui était impossible de s’abstraire du souffle de Dieu.
God is the most important, more than everything, pouvais-je entendre au milieu de la furieuse tempête.
Je luttais encore avec beaucoup de précaution pour mettre à l’abri les framboises, les fraises, et tout ce qui pouvait être facilement abîmé.
J’occupais maintenant le premier plan de cette séquence, lorsque Kalyan se décida à intervenir activement.
En un tour de main, heureusement, il rétablit la situation qui revint à l’équilibre initial, malgré la très forte humidité et les nouvelles secousses venteuses.
Admiratif, je le félicitai pour sa prouesse, et ses gestes valeureux.
Les marques d’affection qu’il avait conquises au milieu des riverains étaient nées de cette admiration pour cet être qui ne lâchait jamais rien.
« Je vais rentrer au pays, la vie sur cette terre ne m’apporte que des problèmes. J’aime ma famille, mes six enfants et mes deux épouses, mais l’éloignement nous sépare chaque jour un peu plus… Que faire ? »
Dans mon cas, le problème ne se posait pas en ces termes.
Depuis que j’avais rencontré Mavis, un soir, après un gig avec Alex, uptown, je n’étais plus le même homme. J’y pensais sans cesse, et sa présence me remuait le cœur. Était-ce elle, cette rencontre providentielle ? Était-ce ma destinée que le Bon Dieu avait mise sur ma route ? Ou bien était-ce l’horrible tentation, la passion sauvage ?
Je la retrouvais quotidiennement dans son studio, sur la 125e et Lenox, à deux pas du Red Rooster.
Nous échangions de longs baisers, lèvre à lèvre, pendant que nous écoutions les standards de jazz, le répertoire des comédies de Broadway.
J’entendais rouler la vague dont les flots se brisaient et fendaient mon âme amoureuse. Je la suivais partout, haletant, dans une attente excitée, le visage miné d’un désir enflammé, puis elle me rejoignait, comme un immense coup de foudre.
Je savourais l’étourdissement des caresses exquises, la folie de ses baisers : j’étais amoureux.
Nous ne pouvions plus vivre l’un sans l’autre.
Nous marchions le long des devantures d’acier des boutiques, faisant parfois une pause devant l’Apollo Theatre, puis nous flânions jusqu’à cette vieille gare qui dessert le Connecticut, le Westchester, Manhattan, et bien sûr le borrough de Harlem.
Perchés sur le quai numéro 3, au-dessus de cette salle d’attente victorienne, un promontoire où le ciel et l’Hudson s’entrelacent, où les falaises de Jersey s’allongent vers la terre, nous savourions chaque minute passée ensemble.
Le train en provenance de Grand-Central nous emmenait à Cold Spring, Dobbs Ferry : solitaires, nous échappions au monde grâce à nos rêves d’escapades…
Mavis était serveuse au Red Rooster, un bar branché de Harlem sur Lenox Avenue. C’est ici que les riverains se retrouvaient après le travail, la petite bourgeoisie, en somme. Il faut dire que depuis la gouvernance de Giulani, Harlem était devenu fréquentable, je veux dire qu’on pouvait circuler partout, sans la crainte d’être abattu d’une balle ou d’un méchant coup de couteau.
Le week-end, la salle accueillait des jazzmen locaux, vocalistes, et des musiciens hip-hop, neo-soul, gospel ou R&B de la scène new-yorkaise.
Ceux-ci postaient sur les réseaux sociaux les vidéos de leurs dernières performances et autres selfies, pratique extrêmement répandue aux États-Unis – nommée « ego-portrait » par les esprits judicieux québécois – ou bien s’épanchaient sur leur vie sentimentale, prétendue heureuse ou ratée, comme cette jeune chanteuse, une des plus douées de sa génération, une mère célibataire de deux très jeunes enfants, ou encore ce brillant musicien atteint subitement de troubles bipolaires très sévères, et sombrant dans le plus grand dénuement, après avoir fréquenté Ron Carter, Mulgrew Miller, Harold Mabern…
Tout cela était sordide, et je ressentais un indéfinissable malaise en visionnant malgré moi ces messages postés sur Facebook.
Par conséquent, j’ai fini par désactiver tous mes social medias, et je n’aurai jamais compris comment les Américains vivent ce fatalisme sans jamais sombrer dans l’inaction. Je veux dire que j’étais conscient de mon ignorance, mais cela n’altérait pas mon puissant désir de mieux comprendre l’évolution de cette musique qu’est le jazz.
« “Ass music” est né dans les bordels de la Nouvelle-Orléans, m’expliquait Alex, parce que c’étaient les seuls lieux où les musiciens étaient autorisés à jouer, c’est là qu’ils ont commencé à être payés. Puis au début du XXe siècle, les promoteurs ont commencé à gagner de l’argent avec cette musique et l’ont rebaptisée “jass music”. En changeant son nom, elle est devenue respectable. »
Au Red Rooster, le désir de danser s’éveillait d’abord chez les femmes. Des vagues afro-américaines les secouaient, rappelant l’héritage des Noirs américains.
Mavis servait les verres où coulaient abondamment la bière et le vin. Entre deux clients, elle me faisait un sourire complice, toujours prête à s’abandonner, avec cette innocence cruellement charmante.
Parfois elle s’asseyait tout près de moi, posait sa main sur ma cuisse. Je sentais alors mon cœur envahir tout mon corps. Les battements précipités s’accéléraient et je m’impatientais de la retrouver dans la chaleur de mes obscurs désirs. J’étais troublé, la passion amoureuse ne me donnant parfois plus aucun répit.
Un matin, elle disparut.
Je venais de perdre Mavis, j’étais désemparé, je me sentais défaillir. Je ne survivrais pas à cette perte, la blessure était trop profonde ! Quotidiennement, obsédé à toute heure par son souvenir, je la sentais toujours à travers sa robe légère, la renversant, et lui murmurant « je t’aime »…
J’étais habité par ces folles sensations, me faisant presque oublier parfois la douleur liée à la naissance de mon dernier livre.