3 Le manuscrit circulait dans quelques cercles de lettrés new-yorkais, d’éditeurs parisiens et d’agents littéraires ; une période trouble de doutes accompagnée d’un sentiment de surgir ex nihilo. Mon personnage Antoine Brown me narguait, il m’avait dépossédé, dévalisé : je promenais mon corps nu dans mon petit appartement de la 94e Rue, je me sentais vide et léger ; comme le fantôme de moi- même, dans une lente transition, j’attendais ma renaissance, comme si les lieux que j’avais habités n’étaient plus les mêmes, comme si je n’avais jamais connu les personnes de mon immeuble, de mon quartier. Personne ne semblait plus attacher d’importance à ce que j’étais devenu, je n’intéressais plus personne, sauf peut-être Kalyan, cet homme haut en couleurs, qui avait la rondeur de l’Orient, et sa boutique, à l’angle de la 93e ; d’ailleurs, souvent je ne trouvais plus les mots pour communiquer avec lui. Que pouvais-je lui dire, comment m’intéresser à sa vie, à ses enfants, sa famille, tous restés au pays, à Islamabad ? Que pouvais-je lui répondre lorsqu’il répétait invariablement
La Passion du Nègre, © Jean-Michel Cohen-Solal
La Passion du Nègre, © Jean-Michel…
La Passion du Nègre, © Jean-Michel Cohen-Solal
3 Le manuscrit circulait dans quelques cercles de lettrés new-yorkais, d’éditeurs parisiens et d’agents littéraires ; une période trouble de doutes accompagnée d’un sentiment de surgir ex nihilo. Mon personnage Antoine Brown me narguait, il m’avait dépossédé, dévalisé : je promenais mon corps nu dans mon petit appartement de la 94e Rue, je me sentais vide et léger ; comme le fantôme de moi- même, dans une lente transition, j’attendais ma renaissance, comme si les lieux que j’avais habités n’étaient plus les mêmes, comme si je n’avais jamais connu les personnes de mon immeuble, de mon quartier. Personne ne semblait plus attacher d’importance à ce que j’étais devenu, je n’intéressais plus personne, sauf peut-être Kalyan, cet homme haut en couleurs, qui avait la rondeur de l’Orient, et sa boutique, à l’angle de la 93e ; d’ailleurs, souvent je ne trouvais plus les mots pour communiquer avec lui. Que pouvais-je lui dire, comment m’intéresser à sa vie, à ses enfants, sa famille, tous restés au pays, à Islamabad ? Que pouvais-je lui répondre lorsqu’il répétait invariablement