Pour la démocratie...
À chaque élection, les animaux politiques nous rassurent, en instaurant le dialogue entre les élites et le peuple, en réaffirmant une vraie démocratie, un nouveau pacte social...
Voici la tribune que j'écrivais en 2018. Depuis cette date, la France a basculé dans la banalisation de l'extrême droite, et c'est cela qui est très préoccupant. Écrite en 2015, ma première fiction intitulée Dissolution, publiée chez ROD Éditions, racontait la montée des extrémismes, la banalisation de la xénophobie, et la fin de la vieille Europe : état d'urgence, soutien des états membres de l'UE et renfort de l'armée, transfert du pouvoir exécutif à l'ONU, dissolution de l'assemblée et élection de Le Pen, telles étaient les étapes de ce récit visionnaire, très intéressant, hélas, pour l'analyse des relations entre fiction et réalité, et la question de la vérité et de ses représentations. Dissolution sera prochainement en libre accès sur ce site…
«À chaque élection, les animaux politiques nous rassurent, en instaurant le dialogue entre les élites et le peuple, en réaffirmant une vraie démocratie, un nouveau pacte social, dans une classique mise en scène : un tribun cadré en plan américain s’épanche, la foule en délire agite des drapeaux tricolores, notre fierté, et scande le nom d’un élu, le futur président de la république. Une phrase de Lamartine me revient à l’esprit : «Si vous m'enlevez le drapeau tricolore, sachez-le bien, vous enlevez la moitié de la force extérieure de la France».
Mais penchons-nous ne serait-ce qu’un peu sur le passé, en l’occurrence le berceau de notre civilisation : depuis l’Antiquité, la naissance de la démocratie a révélé l’art des sophistes, ces beaux-parleurs qui enseignaient à prix d’or l’éloquence et la rhétorique, pour un procès, un discours à l’Assemblée, un débat…Tous les moyens étaient bons. L’on enseignait l’art du mensonge, et si l’on se risquait à dire la vérité, l’on perdait la vie, Socrate symbolisant toujours l’impuissance de ce régime falsifié, tronqué, travesti.
Aujourd’hui, cela a-t-il changé ? Les tribunes sont les médias, les sondages, l’opinion, pendant que les politiques – les nouveaux sophistes, agitent des images que les hommes confondent avec le réel. Ces images – le couple Macron à la Une des magazines people, celles filmées par Mélenchon, lors de la perquisition intervenue à son domicile, le 16 octobre dernier, et beaucoup d’autres encore, comme les clichés de l’Arc de Triomphe en feu et à sang, ayant fait le tour du monde la semaine dernière, appellent chaque jour de nouveaux commentaires et soulèvent les indignations des éditorialistes et des opposants politiques, devant l’incapacité du président Macron à assurer la paix civile.
Pendant ce temps, les hommes - et il y a peu d’exceptions - en quelque sorte, prisonniers de la Caverne - Platon avait déjà établi une brillante vision de l’humanité - métaphore de la servitude, espace obscur où les hommes ne discernent plus le réel, où le déterminisme et le travail les aliènent, d'où il leur devient impossible de se libérer du joug de l'ignorance, ne font que répéter les discours entendus, tels des perroquets.
En l’occurrence, après quelques mois d’exercice du pouvoir, le diagnostic est là. Implacable. Nous répétons les mêmes mots : l’immigration déborde des frontières, le chômage s’envole pendant que les plus riches s’enrichissent encore, les taxes sur l’essence à la pompe augmentent pendant que les compagnies aériennes semblent en être exemptées. Les grands patrons gagnent toujours plus. Le peuple gagne toujours moins. La France d’en bas gronde.
Nous avons détruit notre outil commun, ce fameux pacte social, et, chaque jour, nous grignotons un peu plus la Terre, notre plus grande alliée, et l’Univers, notre meilleur confident.
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Qui les Français exhorteront-ils pour nous représenter demain, lors de la prochaine élection présidentielle, en 2022, 2027…lors des élections locales, européennes…la France et l’Europe seront-elle le nouveau laboratoire du populisme et de la haine, avec toutes ses dérives ? Demain, que restera-t-il à toutes ces foules pour faire entendre leurs voix entre deux élections ? Ressusciteront-ils d’outre-tombe les vieux démons du nationalisme, du fascisme, du nazisme ? Ceux-là précipiteront la France, notre bien le plus cher, dans un chaos total.
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À cette vague populiste et xénophobe qui a commencé à gangréner le Vieux Continent, à gagner des élections, à collaborer avec les partis traditionnels, que doit répondre l’écrivain ? Chanter comme Houellebecq la fin des illusions et le désenchantement ? Se revendiquer honteusement xénophobe ? Refuser aux hommes le droit de migrer pour trouver un monde meilleur. Après tout, n’est-ce pas ce qui a toujours animé l’être humain, la quête d’un ailleurs identifiable au bonheur ? Ailleurs, l’un des plus beaux mots de la langue française…
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Très jeune, j’ai été exposé à des situations, comme cette visite médicale, à l’école élémentaire : «Cohen-Solal, ce n’est pas un nom de chez nous ça», m’avait glissé l’instituteur, pendant mes premiers apprentissages, et la découverte du monde, alors que je me demandais comment j’allais justifier mon pénis circoncis. Étais-je vraiment un étranger ? Oui, c’est vrai, nous avions des rituels à la maison. On mangeait casher, et on allait à la synagogue. Mais enfin, j’étais comme les autres après tout ! Je suis né en France, à Paris, je suis Français. Pourtant je ne comprenais pas quelques phrases : «Manger comme un juif.» est celle qui a eu le plus de retentissement dans ma vie. Longtemps, je me suis demandé le sens de cette phrase, notamment le comparatif réunissant dans un raccourci saisissant le mot accusateur. «Sale juif !» fut entendu dès que j’ai été en âge de comprendre, interprétant l’adjectif comme quelqu’un de crasseux, dégoûtant. Je faisais partie de ces gens-là. Toute ma vie s’inscrirait selon cette légalité. J’étais, et je serais un sale juif.
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Aujourd’hui, quarante années plus tard, ce n’est plus dans les cours de récréation que les choses se passent mais aux portes du pouvoir, dans les instances délibératives, là où les décisions sont prises, et l’on assume «of the record» les valeurs de haine et d’antisémitisme qui avaient tristement fait la réputation de l’esprit de Vichy, et la honte de mon pays. Parfois, cela déborde un peu - un micro ou une caméra cachée… Nous connaissons tous l’affaire Dreyfus, et la propagande de haine de la presse, des milieux catholiques et antisémites qui ont précipité la France dans les heures les plus sombres de son histoire.
Mais aujourd’hui, peut-on, doit-on laisser faire comme si rien ne s’était passé ? Comme si ces gens d’extrême droite et d’extrême gauche étaient nos alliés ? Pouvons-nous encore faire confiance à la social-démocratie ou aux conservateurs de droite, à tous ces chefs de partis qui prétendent nous guider vers la vérité ?
Ne pouvons-nous pas songer aux utopies comme celles de Bodys Isek Kingelez, artiste génial congolais, qui nous propose sa vision d’un monde où les villes ignorent la maladie, le crime, la politique…Songeons encore à Voltaire et son Eldorado, seul espace échappant aux malheurs avant la décrépitude.
Mon amie Nicole de Pontcharra avait rédigé la postface de Dissolution, ma première fiction publiée, un cri de rage pour faire taire les extrémismes, pour opposer la force de l’amour à la vanité de la haine, pour refermer le rideau de notre civilisation moribonde avant l’inéluctable : la montée des extrémismes, la banalisation de la xénophobie, et la fin de la vieille Europe.
État d'urgence, soutien des états membres de l'UE et renfort de l'armée, transfert du pouvoir exécutif à l'ONU, dissolution de l'assemblée et élection de Le Pen, telles étaient les étapes de ce récit visionnaire.
Souvenons-nous des polémiques suscitées à l’approche de la dernière élection présidentielle, alors que les partis politiques cherchaient de nouvelles stratégies pour fustiger leurs principaux adversaires.
Ce vendredi 10 mars 2017, c’était le candidat centriste Emmanuel Macron qui en avait fait les frais.
Malgré les mises en garde du candidat des Républicains de rester digne dans le combat : « Il est temps maintenant que chacun se reprenne et revienne à la raison », avait-il affirmé devant les ténors de la droite, au cours du comité politique qui s’était tenu lundi 6 mars au siège du parti, la direction de la communication du parti de monsieur Fillon avait représenté monsieur Macron dans une affiche utilisant les codes de la propagande antisémite des années 30 : nez crochu, faucille, chapeau haut de forme et cigare.
Aussitôt, François Fillon avait vivement réagi en condamnant une «caricature inacceptable», et en demandant des «sanctions». Monsieur Accoyer, le secrétaire général du parti, avait présenté ses excuses aux Français.
Rappelons-nous l’échec de Jospin, candidat socialiste malheureux qui avait dû abandonner la vie politique après son échec aux présidentielles de 2002, lorsqu’il avait été écarté dès le premier tour, laissant la voie libre à Chirac.
Les Français étaient descendus massivement dans la rue pour dire non à Le Pen.
À ce moment-là, l’espoir d’un changement et la croyance dans les valeurs de la démocratie avaient triomphé.
Mais demain ?
Plus personne n’est assez naïf pour croire à cette bipolarité droite-gauche.
La France, le cœur du vieux continent gouverné par le Front national, c’était pour moi inimaginable il y a quelques années.
Depuis cette date historique du cinq octobre 1972, lorsque, devant une centaine de personnes, sous l’égide d’Ordre nouveau, ce groupuscule de nazillons a été créé, il y a presque un demi-siècle, personne n’a su résister à sa terrible ascension !
«Il faut faire un parti révolutionnaire. Blanc comme notre race, rouge comme notre sang et vert comme notre espérance», avait lancé à la tribune, François Brigneau, l’un des fondateurs, engagé dans la Milice.
Fondé sur l’idéologie de la «préférence nationale», le parti frontiste attendait son heure.
Fidèle au principe de souveraineté, ce parti a toujours martelé le même message : la France doit retrouver sa souveraineté, sa monnaie nationale, ses frontières, son modèle économique et social.
En martelant cette idéologie, il a su imposer ses idées et ses valeurs dans les médias. En ce sens, il avait déjà intellectuellement gagné une victoire.
En acceptant la marche de l’Histoire avec fatalité, le jour historique du vote, la crise économique, le chômage, l’immigration et le chaos favoriseront hélas le retour du nationalisme, tout comme pendant la grande crise des années trente.
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Résisterons-nous aux dictatures et au fascisme en Grande-Bretagne, en Hollande, en Italie, en Hongrie, en Roumanie ? Dans notre patrie des Lumières ?
Abandonnerons-nous les valeurs et les principes de l’instruction publique et laïque qu’avait définis Talleyrand en septembre 1791 : la politique de combat de la France sera-t-elle un souvenir de l’engagement de la France qui avait su trouver la voie d’une éducation moderne ?
Et demain, dans toute l’Europe, si nous ne faisons rien, plus rien n’arrêtera l’ascension des partis extrémistes ; d’ailleurs, elle est bien lointaine l’époque qui laissait entrevoir la honte de ceux qui votaient pour les partis d’extrême droite : dans les communes, les départements et les régions, les scores dérisoires les soirs d’élection, les journalistes débusquaient les coupables du vote de la honte et l’on glosait sur la monstruosité de leur acte supposé taché d’incivilité. Une séquence de La Haine de Mathieu Kassovitz, fiction réalisée en 1995, a immortalisé cette honte.
En ces temps troubles où dominent la xénophobie, le racisme et l'antisémitisme, cette caricature d'un candidat à la présidentielle de la France, qui émanait du parti Les Républicains, nous rappelle combien il est urgent de développer aujourd’hui la pensée historique (questionnement et interprétation des sources) et la conscience historique (sentiment d’appartenance à l’Histoire).
Rappelons-nous que demain, en cas d’échec de la politique du président Macron, les politiques des extrêmes conduiront le pays au chaos.
Le philosophe et économiste Cornelius Castoriadis faisait la critique des démocraties actuelles. Il proposait un projet démocratique très actuel, moderne, reposant sur un désir d’égalité et de liberté des citoyens, contre l’oligarchie, un mot à la mode ces dernières années. Ce projet reposait sur un désir d’égalité et de liberté, dans lequel les citoyens reviendraient régulièrement sur les lois instituées, pour les modifier, les remettre en cause, les améliorer.
Voilà sans doute ce que serait une démocratie vitale, où les possibilités de changements n’interviendraient plus tous les 5 ans.
Voilà sans doute une tribune qui ouvre une voie pour un autre avenir politique.»
Jean-Michel Cohen-Solal, Professeur, Écrivain