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Le manuscrit circulait dans quelques cercles de lettrés new-yorkais, d’éditeurs parisiens et d’agents littéraires ; une période trouble de doutes accompagnée d’un sentiment de surgir ex nihilo.
Mon personnage Antoine Brown me narguait, il m’avait dépossédé, dévalisé : je promenais mon corps nu dans mon petit appartement de la 94e Rue, je me sentais vide et léger ; comme le fantôme de moi- même, dans une lente transition, j’attendais ma renaissance, comme si les lieux que j’avais habités n’étaient plus les mêmes, comme si je n’avais jamais connu les personnes de mon immeuble, de mon quartier. Personne ne semblait plus attacher d’importance à ce que j’étais devenu, je n’intéressais plus personne, sauf peut-être Kalyan, cet homme haut en couleurs, qui avait la rondeur de l’Orient, et sa boutique, à l’angle de la 93e ; d’ailleurs, souvent je ne trouvais plus les mots pour communiquer avec lui. Que pouvais-je lui dire, comment m’intéresser à sa vie, à ses enfants, sa famille, tous restés au pays, à Islamabad ? Que pouvais-je lui répondre lorsqu’il répétait invariablement God is the most important, more than everything ?
Tous les matins, je sortais et marchais de longues heures, souvent sans rien manger ni boire, et c’était ma façon à moi d’oublier avant de renaître, un jour ou une nuit, c’est ce que j’espérais en tout cas… J’errais comme une âme en peine…
J’attendais mon train de 2 heures 47 : je donnais des cours privés à New Rochelle – une riche banlieue de New York – jusqu’à 5 heures 30, deux heures quotidiennes à de jeunes enfants scolarisés dans une école bilingue, mon activité qui me rattachait à une forme de vie sociale, et surtout mon gagne-pain. En attendant.
D’ailleurs, il m’arrivait de louper parfois ce train ou bien je m’endormais sur la banquette confortable d’un wagon et réalisais un peu tard que j’avais raté la sortie. Je devenais inadapté à la vie moderne. Je me sentais un peu comme le fantôme d’Akaki Akakiévitch qui rôdait sur le pont de Katinka : j’avais perdu mon enveloppe charnelle – mon roman – et seule mon âme réveillait ma douleur causée par ce vide.
Ainsi, à l’aube, comme un funambule, je quadrillais les rues de mon quartier, puis je m’aventurais à Spanish Harlem.
J’avais coutume de m’arrêter sur la 110e : un déferlement de fruits et de légumes se déversait sur le pavé, dessinant chaque jour un paysage : l’éclat, et cette perspective m’empor-taient loin de Harlem – la vision que j’en avais m’enchantait et me berçait.
En contrepoint de ce voyage immobile, un maraquero agitait ses maracas. Il jouait Bachata.
Ce rythme dansant originaire de la République Dominicaine m’emmenait au-delà des contingences de la 3e Avenue et des sirènes d’ambulances.
Je me perdais dans ce brassage des cultures.
Puis, j’entendais deux guitares et le rythme obsédant des maracas. J’étais à Saint-Domingue, l’emblème des Dominicains devenait le symbole de nous tous qui étions là, maintenant.
Enfin, un chant s’élevait, et provoquait en moi un vague désir d’exister aux couleurs rebelles et latines.
Je ressentais cette même émotion dont parle Atiq Rahimi, ce merveilleux auteur d’origine afghane, lorsqu’il évoque le mot « ailleurs » – le plus beau de la langue française. « Ce mot, dit-il, c’est l’espace de mon errance, l’étendue où se perd mon corps.»
Foisonnement des cultures, ville baroque et moderne, New York était mon baromètre, ma bouée de secours où je me réfugiais en attendant l’inspiration sacrée…
Depuis que j’avais fini mon roman, je m’étais laissé gagner par cette mélancolie, ce trouble indéfinissable, un grand vide, une absence au monde.
Heureusement New York réparait quelque peu ce qui m’était apparu d’abord irréparable, c’est pourquoi j’aimais cette ville.
Plus loin, sur la 125e, je reconnaissais le joueur de sarangi, perché sur le quai numéro 3, chantant un rêve aux cent couleurs ; son âme résonnait dans le sifflement des trains – l’étendue de son humeur lancinante – son amour me bouleversait : ses mains étaient deux danseurs cosmiques et transportaient mon être ; je volais comme le dernier sage, dans la beauté pâle de cet Orient, sans précipitation, libre et reconnaissant au milieu de ces infimes variations sonores, presque imperceptibles et éphémères.
Je n’entendais pas la voix du contrôleur qui s’enquérait de ma prochaine destination, je me réfugiai alors dans un sommeil dont j’ignorais encore les conséquences.
***
L’homme insistait et tapotait ostensiblement mon épaule ; j’étais surpris – mon rêve avait la profondeur invisible d’une vie – on voulait mon titre de transport.
Je lui tendis aussitôt mon billet qu’il s’empressa de poinçonner, il avait l’insouciante bonhomie et la bonté insignifiante qui se résumait en un mot : ticket ; son but à lui était très clair, je l’enviais un peu au fond ; lorsque j’aurais ma green card, je pourrais peut-être devenir comme lui, poinçonneur, faire des trous, et demander des tickets. Peut-être était -ce mon destin ? Peut-être serais-je plus heureux entre ces deux espaces, entre la ville et la banlieue… Peut-être ma vie se déroulerait-elle selon cette modalité absurde qui consistait à valider une présence dans un train…
Bientôt je sortirais de ce wagon et songerais à ma nouvelle vie, à mon prochain roman.
Qui se passionnerait pour ce que j’étais devenu ? Un orientaliste érudit, impassible et solaire ; un musicophile exalté par un état de conscience inexplicable ; un homme planant sur les fleurs d’hiver, un mystique sachant écouter le dernier chant de l’oiseau ou voir la fleur qui se fane ? Qu’étais-je devenu ?
En attendant ma délivrance, je voulais mon permis de conduire, je me disais que je pourrais m’échapper de New York et recouvrer l’espoir, la liberté.
Je songeais aux grands parcs de la Californie où je pourrais m’évader et retrouver mon inspiration.
Je partirais sur la route de Joshua Tree, entre Vegas et Palm Springs, entre les déserts du Colorado et de Mojave, là où l’on peut rouler des heures, sans croiser la moindre habitation ; et lorsque je verrais enfin les milliers de yuccas, je m’arrêterais devant l’un d’eux, sortirais de la voiture et lèverais les bras vers le ciel en attendant peut-être les coyotes…
On m’avait recommandé une auto-école du Bronx.
Cela avait été difficile pour moi de recommencer à apprendre le code et les règles de la conduite ; tout me semblait si différent dans ma vieille Europe.
Il faisait un froid du diable, le thermomètre affichait une tem-pérature négative, probablement -10 degrés, et la neige enve-loppait les routes, les immeubles et toute présence humaine.
Il arrive parfois que New York revête un lourd manteau gris-blanc ; les hivers sont extrêmement rigoureux et nous rappellent que nous sommes loin de notre vieux continent, ailleurs, avec parfois un sentiment d’habiter au bout du monde.
Un dernier candidat me précédait.
Failed, annonça Rosy. En effet, celui-ci avait déboîté sans clignotant, obligeant un véhicule à interrompre sa marche. J’imaginais Try again.
Mon heure sonna, j’avais peur d’échouer.
L’inspectrice s’installa dans la Toyota de Rosy. J’entendis Turn on !
Je scrutais la vie morne et grise dans mes rétroviseurs et parfois je croisais le regard imperméable de mon examinatrice.
Go straight, turn left at next traffic lights, turn right…
J’exécutais les ordres, mais une consigne vint troubler mon esprit : Pull over. Make a three point turn.
Une rue à deux voies servait de cadre spatio-temporel à cet événement.
J’étais garé côté droit et me préparai pour le demi-tour.
J’actionnai le clignotant, regardai vaguement le côté gauche au-dessus de mon épaule dans mon angle mort, braquai les roues et engageai la voiture à gauche ; je bafouillai quelques manœuvres, quelques clignotants. Je bégayais quelques sons incohérents, mes bras chevrotaient et je flageolais sur mes jambes. J’entendais la voix de l’inspectrice mais ne comprenais plus ses mots. J’étais perdu au milieu du Bronx.
Nous revînmes sur nos pas et je compris enfin Pull over, try again.
Je balbutiai dans un ultime étourdissement : Thank you, have a wonderful day.
Les images de Terre Promise en Californie orientale étaient moribondes : j’en avais tellement rêvé les nuits d’hiver lorsque les flocons de neige précipitaient mon voyage sombre et solitaire, où mon corps, blanchi par l’âge, mourait dans l’oubli des disparitions avant de renaître sur les pentes douces du désert Mojave…
Alors je pris le train à Metro North jusqu’à Cold Spring.
L’itinéraire longeait l’Hudson dont les eaux étaient gelées, je contemplais la beauté du fleuve : des paquets de glace immaculés recouvraient par endroits l’immensité du cours d’eau ; j’aperçus enfin Breakneck Ridge, un promontoire montagneux au-dessus de la rivière, puis j’entendis l’annonce qui figurait l’entrée en gare à Cold Spring.
Je marchai longuement mais bientôt la souche d’un vieil arbre m’invita à une pause. Cet arbre de lisière délimitait la promenade de Foundry Dock Park ; je m’assis sur un banc face à Hudson River et un souvenir plana comme un écho, un souvenir d’enfance : le petit appartement de la Grange-aux-Belles dans le Xe arrondissement, face au canal Saint-Martin…
Après l’école, du haut de mes sept ans, perché sur une chaise, je passais les longues après-midi de septembre à attendre le retour de mon père ; il n’avait pas d’heures fixes, aussi, maman essayait de divertir mon attente en me pro-posant des jeux musicaux – mes parents ne voulaient pas céder à la mode de la télévision.
Elle jouait un thème au piano que je devais chanter ; la difficulté s’intensifiait avec le nombre de notes jouées et la quantité d’intervalles. Quand papa arrivait, il mettait une cassette audio et l’on écoutait Oum Kalsoum, un disque de 1962 intitulé La Diva de l’Orient, des ragas d’Inde du Nord et la musique de l’Ircam, des compositeurs dont je ne retenais jamais les noms ; je savais simplement que cette musique -là serait toujours liée aux souvenirs de l’enfance, à la figure de mon père.
J’étais habité par la nécessité de mettre en scène ce manque, le désir éperdu de cet amour.
Elle comptait tellement pour moi que je n’aurais jamais voulu écrire ces lignes ; partir avant elle pour réparer l’absence, satisfaire ce désir amoureux, ce ciel étoilé en moi, cette quête de la beauté.
Il me restait maintenant cette photo, ce document…
La lumière du soleil hivernal inondait son sourire. Elle posait avec deux de ses sœurs pour la circonstance, fleurie d’une robe en noir et blanc, et elle seule avait grâce à mes yeux.
Je m’interrogeais sur ce mystérieux attachement à mon passé, l’écriture m’apparaissant comme un puissant moyen d’en percer la nature, et lorsque je mettais ma vie à l’épreuve du texte, je n’avais pas d’explication : écrire avait le parfum de l’encens, celui que maman brûlait dans le petit appartement parisien, et la douce saveur des orangers.
Finalement, ces lignes je les écrivais… et mes pensées se tournaient maintenant vers cette idée de représenter ma vie. J’imaginais facilement le film qui résulterait de cette fiction : je me disais que cela ferait sourire maman, là-haut, où elle était, avec les saints, au paradis…
Je repris le train et rentrai à Manhattan.
Je m’assis à mon bureau et écoutai la première chanson de Let’s Get Lost.
Je préparais l’enregistrement d’une chanson intitulée Moon and Sand, je la repassais en boucle et je chantais avec Chet Baker Deep is the midnight sea/Warm is the fragrant night/Sweet are you lips to me/Soft as the moon and sand ; la musique me délivrait du réel et de ses contingences.
Moon and Sand me redonnait l’espoir et apaisait mon trouble.